Eloge de la saison

Les saisons

Printemps, été, automne et hiver... Nos saisons. Cela fait partie des premières choses que les enfants apprennent et que pourtant la société actuelle tend à oublier. Pourquoi nos saisons? Parce que nous, habitants de la zone tempérée, avons la chance d'avoir ces 4 saisons qui se succèdent, ces 4 ambiances qui rythment nos vie. Ailleurs, ce luxe n'existe pas. Les autres zones climatiques du globe en ont  parfois 2, humide ou sèche en zone tropicale, et sombre et lumineuse en zone arctique, voire même une seule saison en zone équatoriale avec quelques variantes infimes seulement au cours d'une année que la suivante ne fera que continuer. 
Ces 4 saisons méritent donc qu'on  s'y attarde et qu'on les respecte puisqu'elles sont le rythme de notre vie mais aussi de notre assiette et de notre agriculture. Alors redécouvrons l'importance du respect de la saison. 

Manger de saison un impératif écologique

Les serres d'Alméria en Espagne, jardin de l'Europe

De manière tout à fait pragmatique, respecter la saisonnalité en terme alimentaire est tout d'abord un impératif écologique en matière de lutte contre le changement climatique. En effet notre alimentation est très émettrice de gaz à effet de serre si l'on ne respecte pas certains principes. Manger de saison, brut, varié, bio, local et en circuit-court permet de réduire de 73% les émissions de GES par rapport à une alimentation conventionnelle, comme le montrait un article précédent. Parmi ces principes, ce n'est pas un hasard si la saisonnalité vient en premier : elle est en effet la clé de beaucoup d'autres. Manger local, en circuit-court et bio est compliqué ou inefficace en terme de GES si l'on ne mange pas de saison. Le producteur local du marché ne déssaisonnalise pas ses productions et la récente volonté de certains industriels de faire entrer dans le cahier des charges bio des tomates déssaisonnalisées sous serre s'est vue opposée un refus bien mérité.

Alors comment ce plaisir alimentaire de suivre les saisons permet-il de diminuer ses émissions de gaz à effet de serre et par là de lutter contre le changement climatique?


Manger déssaisonnalisé c'est souvent consommer des produits du bout du monde ou plus précisément venus de l'hémisphère sud, qui est en décalage de 6 mois avec nous, ou venus de zones sans saison thermique comme les zones intertropicales ou encore simplement de zones un peu plus chaudes. C'est le cas si souvent rabaché de manger des cerises en hiver. Là les émissions de GES sont évidentes :  ce sont les kilomètres parcourus, que ce soit en bateau ou pire en avion pour les produits les plus fragiles comme les cerises. Il n'y pas que les cerises d'ailleurs. Un des principaux légumes voyageant à travers le monde  pour être consommé hors saison dans nos supermarchés sont les haricots verts qui viennent du Kenya . Ce pays est devenu un des principaux producteurs de ce légume pour l'export depuis une trentaine d'années avec une culture posant des problèmes sociaux et environnementaux comme l'explique cet article. Quoi qu'il en soit ce sont 32 000 tonnes de haricots verts qui ont été importés en 2014 pour satisfaire notre envie d'haricots verts hors saison. On imagine la quantité de GES émise par tous les transports nécessaires pour faire venir ces légumes : avion ou bateau avec réfrigération, puis camion.

Manger déssaisonnalisé n'émet pas des GES qu'avec les kilomètres parcourus mais surtout par les kilowatt-heures dépensés. En effet, la plupart des produits déssaisonnalisés ne viennent pas de loin mais de nulle part, c'est-à-dire de l'agriculture hors-sol sous serre. La déssaisonnalisation des légumes de supermarché est plus, en volume, les tomates, poivrons, courgettes, aubergines toute l'année, que les cerises en hiver. Ces légumes d'été que nous voulons à tort consommer mauvais toute l'année plutot que bons en saison ne viennent pas de loin. Ils sont produits hors-sol sous serre en Bretagne, aux Pays-Bas ou en Espagne, pour la consommation française. Or l'agriculture hors-sol est gaspilleuse en énergie et très émettrice en GES. Les serres doivent être chauffées, ventilées et illuminées car les plantes réagissent à la durée d'ensoleillement. L'irrigation nécessitent des pompes. Les serres et les bâches de sol sont faites à base de pétrole. Les engrais et pesticides de synthèse ont aussi été produits en consommant de l'énergie.  Les plantes ne poussent pas dans la terre mais dans des substrats qu'il a fallu produire en dépensant de l'énergie. Un des plus courants est la laine de roche produite en faisant fondre de la roche en filaments, une paille en terme de dépense énergétique. Toutes ces dépenses énergétiques sont autant d'émission de GES. Par exemple, une étude réalisée dans le sud de la France dans des conditions de climat et d'ensoleillement positives, montre que les seules dépenses de chauffage et électricité (sans tenir compte des autres dépenses listées ci-desus) pour produire 1kg de tomates en serre nécessitent entre 5,5 et 7,2 kWh, soit l'énergie nécessaire pour 5 à 7 machines à laver ou 10 à 14 jours de fonctionnement d'un congélateur de 200 litres (conversion).


Manger de saison évite donc tout ce gaspillage énergétique et les émissions de GES qu'elles engendrent mais les vertus écologiques de la saisonnalité ne s'arrêtent pas là. En effet, cultiver à contre-saison des légumes c'est cultiver des légumes fragiles qui ont besoin d'aide pour se développer et de protections contre les parasites ravis de trouver des plantes fragiles. Cela passe donc par des engrais chimiques qui vont compenser ce que la plante ne trouve pas hors saison mais surtout par des pesticides pour lutter contre les ravageurs, la plante déssaisonnalisée étant trop faible pour les supporter. Ces cultures déssaisonalisées sont donc plus gourmandes en engrais dont les excédents créent des pollutions des eaux (rivières et mers) aux nitrates. Elles nécessitent aussi beaucoup plus de pesticides qui sont une des causes principales de la disparition de la biodiversité.

Manger de saison est donc bien un impératif écologique puisque cela permet d'agir sur les problèmes écologiques principaux : pollution des eaux, baisse de la biodiversité et changement climatique, tout cela en mangeant de meilleurs produits.

La saisonnalité et le goût

Manger à contre-saison pose aussi un problème de goût. En effet de nombreux facteurs font que les légumes ou fruits consommés ou produits à contre-saison manquent de goût et sont tout simplement moins bons. Il y a en effet deux manières de manger déssaisonnalisé : manger d'ailleurs ou manger hors sol, mais ces deux façons altèrent la qualité nutritionnelle et le goût des fruits et légumes.

Des productions hors sol sans goût.

Tout d'abord, les légumes produits hors-sol ou les légumes produits ailleurs ne sont pas les mêmes que nos variétés classiques maraichères. Ils sont issus de variétés qui ont été sélectionnées pour ces contraintes fortes, que ce soient les transports longs ou la production hors sol, souvent hydroponique. Ce n'est pas n'importe quelle tomate qui peut pousser hors-sol dans une serre, en tout cas pas la même que celle qui doit vivre en pleine terre. De même, une variété classique voire ancienne à la chair parfumée mais fragile n'est pas faite pour supporter de longs voyages. Ainsi le cahier des charges de sélection variétale d'une tomate pour ces conditions est : une couleur et un calibre constants, tenir 6 semaines de garde hors frigo, avoir une certaine fermeté pour supporter le transport, être en grappes pour faciliter la cueillette... Le problème est que la recherche du goût devient un critère secondaire et les variétés obtenues ont moins de goût.

La production hors-sol, qui permet de déssaisonnaliser et représente la majorité des produits consommés, a aussi des incidences sur le goût. Tout le monde a déjà constaté la différence entre la tomate du supermarché et celle du jardin même pour une même variété. La conduite des cultures avec des engrais chimiques, de l'irrigation, sous serre, voire en hydroponie (ce qui est par exemple le cas d'une grande partie de la production de tomate déssaisonnalisée), entraîne elle aussi des pertes de goût. Les plantes grossissent très vite grâce à tous les éléments nutritifs et l'eau apportés mais elles ne vont pas trouver les autres nutriments du sol moins utiles à leur croissance mais qui font leur goût. Les engrais et l'irrigation ont aussi pour conséquence de gonfler les légumes d'eau et donc de diluer le goût.

Cette culture maîtrisée pose aussi un problème car le goût des légumes vient aussi des irrégularités, des stress, des aléas que la plante a subi de la part du climat. De petits stress hydriques concentrent le goût d'une tomate en fin de maturité. Des écarts forts de températures jour-nuit sont aussi très importants. La fraîcheur des nuits apportent de l'acidité qui fera la complexité du goût quand la chaleur des jours fera le sucre qui viendra l'équilibrer. C'est tout le secret des légumes ou fruits liés au climat continental comme la mirabelle mais que l'on retrouve à une échelle moindre pour tous nos fruits et légumes. 

Reste enfin le rôle du terroir au sens large c'est-à-dire le sol local mais aussi le climat local à toute petite échelle. Pour les arbres et la vigne, c'est fondamental car ce sont des cultures pérennes aux racines profondes qui vont jusqu'au sous-sol dont la nature influence le goût (voir Pour un vin vrai). Pour les légumes, souvent de végétation annuelle et à l'enracinement plus superficiel, climat et terroir sont aussi très importants dans l'apparition du goût. Chaque terroir a des nutriments, une acidité et une composition du sol, un microclimat qui va conditionner le goût des légumes. C'est l'expérience faite par les maraîchers travaillant pour Alain Passard le chef du restaurant L'Arpège et spécialiste des légumes ( voir Le retour du légume dans la cuisine française). Le restaurant disposait alors de 3 potagers : le Bois Giroult dans l'Eure au sol argileux, les Genêts au sol d'alluvions dans la Manche et le Gros Chesnay dans la Sarthe au sol sableux. Des navets d'une même espèce ont été semés et récoltés le même jour. Au Gros Chesnay, les navets étaient gros, irréguliers et d'une saveur un peu éteinte. Aux Genêts, les navets étaient petits d'une saveur intéressante mais avec une attaque un peu brutale. Au Bois Giroult, les navets étaient de taille moyenne mais croquants et juteux avec une bonne petite amertume. Cette expérience relatée dans un article sur le goût des légumes (M. Arnould, "Qu'est ce qui fait le goût des légumes?", Les 4 saisons du jardin bio, Janv-Fév 2017, n°222), montre que le sol, le terroir a une véritable influence sur la qualité et le goût de nos légumes. 

Produire hors-sol, c'est donc produire des légumes au goût amondri par les variétés sélectionnées, qui ont subi une gonflette aux engrais et à l'eau et ont été privés de l'influence du climat et du terroir.

Un goût perdu en route.

Pour manger à contre saison, on peut soit faire venir de loin, soit conserver longtemps, mais là encore le goût y perd. En effet, le goût du légume et ses qualités nutritionnelles sont fragiles et leur fraîcheur est une condition importante pour en profiter. Dans la grande distribution et les circuits-longs en général, les fruits et légumes subissent de nombreuses étapes : cueillette (avant maturité le plus souvent pour supporter toutes ces étapes), conservation (au froid ou chimique), grossiste, ensachage, transport réfrigéré ou non, stockage dans le magasin puis attente en rayon (rafraichi ou brumisé)... Toutes ces étapes représentent plusieurs semaines parfois même plusieurs mois entre le moment de la cueillette et de sa consommation, des semaines et mois au cours desquels le goût et la qualité nutritionnelle des légumes et des fruits s'abiment et disparaissent peu à peu. 

La conservation est un autre problème car pour certains fruits et légumes, nous voulons en voir toute l'année. C'est le cas de la pomme par exemple. Si l'on veut manger des pommes toute l'année, il y a deux solutions. On peut produire des goldens qui se ne conservent pas et dont on sait la pauvreté en nutriments et en goût et les conserver en silo avec des traitements chimiques comme c'est fait actuellement pour abreuver les supermarchés. On peut aussi utiliser le répertoire gigantesque des milliers de variétés de pommes qui existe en France pour étaler la production depuis les variétés précoces qui donneront dès juillet jusqu'aux plus tardives qui seront cueillies avant le gel puis conservées au fruitier où elles mûriront naturellement jusqu'en février pour se garder ensuite jusqu'en juin, sans chimie, ni réfrigération. L'avantage de cette méthode : des fruits variés pleins de nutriments et de goûts différents pour se régaler toute l'année.

Mais cela nous laisse entrevoir que plus encore qu'une assurance écologique et gustative, le respect de la saison est avant tout une source de plaisir.

La saison source de plaisir

Si la saisonnalité permet une alimentation plus écologique et des légumes au maximum de leur goût, c’est aussi une source de plaisir en cuisine.

Tout d’abord respecter la saisonnalité c’est suivre cette ronde des légumes qui défilent tout au long de l’année. Les légumes changent souvent ce qui permet de ne pas se lasser : on retrouve avec délice un légume pendant quelques semaines avant de l'oublier pour un an et d'en redécouvrir un autre quand chacun s’offre au maximum de ses qualités. On est à l’opposé du légume de supermarché, cette dizaine de variétés seulement qui occupent à l’année les rayons et les assiettes. Ces squateurs de linéaire lassent petits et grands des légumes en général alors qu’ils ne sont qu’un échantillon de la centaine de légumes qui s’offrent au fil des saisons. 

Pour ceux qui se lancent dans ce respect de la saison il y a au début des écueils, des légumes que l'on peine à laisser partir et parmi ceux-ci, la tomate. Il est vrai que ce légume ou ce fruit (voir l'article C'est quoi un légume) est tellement délicieux l'été que la tentation est grande d'en consommer hors saison. L'avantage est que le faire une fois vous rappelle à l'ordre immédiatement : la tomate hors saison est fade, aqueuse, insipide voire dure, rien à voir avec le fruit de l'été aux arômes multiples et à la chair fondante. Suivre la saison de la tomate est d'ailleurs un moyen de lui-dire au revoir en douceur pour respecter la saison. Les premières tomates précoces du début de l'été ont ce côté rafraichissant qui va à merveille avec les premières chaleurs. Les tomates totalement épanouies d'août et septembre sont opulentes, parfumées et fondantes. Octobre apporte les premières nuits fraîches et le sucre laisse place à plus d'acidité et au fur et à mesure le goût s'estompe : il est temps de les cuire car la dégustation crue laisse un peu nostalgique de l'été et permet peu à peu un renoncement. La saison vient aider ceux qui la suivent et c'est aussi le cas en cuisine.

Avec ces légumes saisonniers qui défilent au cours de l’année, le travail du cuisinier est simplifié. Là où le cuisinier sans saison a besoin d'une multitude de recettes pour transformer toujours un même légume qui a peu de goût et que l'on mange toute l'année, le cuisinier de saison n'a besoin que de quelques recettes simples pour mettre en valeur quelques fois par an un légume délicieux en respectant son goût avant de passer au légume suivant. Personne ne se lasse et chacun se fait plaisir, le cuisinier comme le mangeur.

Ce plaisir de suivre la saison vient aussi du fait qu’il y a une adéquation entre les légumes de saison et les besoins physiologiques du mangeur. C’est une idée développée par ce formidable maraîcher et auteur qu’est Xavier Mathias. L’été est le temps des légumes gorgés d’eau et consommés crus qui vont permettre de réhydrater notre corps face à la chaleur de la saison : ce sont les tomates, concombres, poivrons, courgettes, salades qui vont garnir nos tables sous forme de salades crues ou de soupes froides. Même l’aubergine qui ne se mange pas crue est le plus souvent transformé en caviar. L’hiver au contraire le froid de la saison pousse les mangeurs aux cuissons plus ou moins longues, plus ou moins caloriques pour nous réchauffer et nourrir les corps surtout pour ceux qui passent une partie de la journée dehors. C’est le temps des pommes de terre, des choux, courges, betteraves, rutabagas et autres légumes roboratifs. Personne après une journée d’hiver dehors n’a envie d’une salade de tomates et inversement un gratin dauphinois est souvent mal venu après une chaude journée d’été. Ainsi suivre la saison avec ses légumes est une des premières sources de plaisir, ce plaisir simple et profond qui vient de la satisfaction d’un besoin physiologique.

Pour le cuisinier, la saison peut et doit être aussi un guide culinaire. C'est l'idée du Gargouillou de jeunes légumes de Michel Bras, plat emblématique du renouveau de la cuisine légumière et de la saisonnalité. La saison compose ce gargouillou qui n'en est que l'agencement culinaire au plus simple et donc au plus juste. C’est aussi une idée développée par le chef Alain Passard qui a remis le légume au centre de la gastronomie. Pour lui les légumes d'une saison s'accordent entre eux en termes de goût, de texture, sans qu'il y ait de mauvais accords. Le respect de la saison dans l'assiette est donc à la fois un facteur de créativité, je fais avec ce que la saison me donne, mais aussi une relative assurance de réussite. Quand on pense comme lui la saison au sens le plus strict, ce que j'ai le même jour dans mon panier au retour du jardin, l'effet est décuplé et commence alors le jeu passionnant de la cuisine : accomoder ensemble les légumes du jour. Il en a tiré certains de ses plats les plus étonnants comme ces jolis assiettes d'été que sont les Haricots verts, poire et menthe, ou les Haricots verts, pêches et amandes fraîches

Cette adéquation des saisons avec leurs légumes a même poussé le chef de Pierre Gagnaire a développé l'idée d'une 5e saison : "Pour moi, cuisinier, c’est ce moment incertain, fin de l’hiver début du printemps, où l’on ne sait pas trop où l’on en ait. On n’a plus envie de chou, de topinambour, de rutabaga, on veut des choses vertes et fraîches mais elles ne sont pas encore là. A ce moment-là, il faut que l’on invente, que l’on arrive à bricoler des choses qui respirent le renouveau." Cette 5e saison est très fine, elle n'est qu'une hésitation de ces jours de mars où le beau temps rend le monde printanier l'espace de quelques heures instants ou heures entre des moments de gris froid ou de gris humide. En terme de légumes, ceux d'hiver sont encore-là pour assurer l'essentiel, se nourrir, mais ils sont gagnés par notre lassitude ingrate qui nous projette vers les verdures printanières à venir. C'est une époque que j'aime en amap car le panier chaque semaine évolue petit à petit vers la saison nouvelle. Pour moi, l'hirondelle ne fait pas le printemps... Ce sont les premiers pissenlits et les salades de cueillette, les premiers yaourts debrebis, puis les premières aillettes, les premiers chèvres frais, les premières pousses d'herbe aromatiques au goût plus vif, les verts de blette ou les feuilles d'oseille qui reprennent de la superbe au premier redoux, les petits radis souvent ramassés trop jeunes et croqués avec la feuille,... L'un après l'autre ces légumes apportent le printemps au détour des paniers de cette 5e saison...

Ainsi les saisons deviennent source de plaisir. Elles font défiler des légumes éphémères toute l'année et cette ronde de légumes rend chacun exceptionnel puisqu'éphémère et au maximum de ses qualités. De saison, ils s'accordent à nos besoins, eux-aussi saisonniers, et plongent les cuisiniers, petits ou grands chefs, dans des abîmes de créativité et même pour certains de contemplation saisonnière.

Le plaisir éphémère et fondamental de la saison

Suivre les saisons est un aussi un plaisir plus général et essentiel : s'inscrire dans un rythme naturel, là, par son assiette, quand bien souvent le reste de notre vie suit d'autres calendriers et d'autres rythmes, déconnectés de ce rythme naturel fondamental pour l'animal que nous sommes. Cette déconnexion, se voit même si l'on revient aux légumes, dans le nom de ceux qui les vendent, quand ils existent encore. Au début du XXe s., un marchand de légumes portait le très joli de nom de marchands des quatre-saisons, arborant fièrement ce lien à la saisonnalité. Aujourd'hui les quelques marchands de légumes qui survivent s'appellent des primeurs, joli nom aussi, mais qui porte en lui l'idée de déssaisonnalisation. Ils ne vendent plus les légumes de saison mais les primeurs c'est-à-dire ceux en avance sur la saison... 
Mais revenons au plaisir de la saison... S'adapter aux légumes du panier, suivre la saison de production, c'est au delà de ça, s'accorder aux saisons et au temps naturel, retrouver ce rythme que notre vie quotidienne oublie et nos assiettes aussi. On rejoint ainsi la conception des saisons d'Henry-David Thoreau. Ce grand penseur naturaliste du XIXe siècle américain a beaucoup réfléchi sur les saisons qui sont la grande animation et la grande temporalité de la nature dans laquelle il s'était installé. Son premier poème de 1827 s'intitulait Les Saisons et dans un de ses derniers Teintes d'automne en 1862, il reprenait l'idée classique des saisons comme image des âges de la vie. Pour lui, l'automne et sa descente dans l'hiver sont une forme d'apprentissage, chaque année renouvelé, de la vieillesse. Cette vision très négative de l'automne triste et sénéscente, qui est aussi la nôtre, n'a pas toujours été  car le ressenti, la valeur des saisons a changé au cours de l'histoire. 
Au Moyen Âge par exemple, l'automne n'est pas triste. Elle est au contraire la saison préférée de cette société qui vit sous le risque de la disette annuelle au printemps lors de la soudure, quand la récolte précédente est mangée et que la nouvelle n'est pas encore là. L'automne pour le Moyen Âge qui craint la faim est au contraire la plus belle des saisons où les moissons sont faites, les jardins sont pleins, les vendanges en cave et la nature offre encore de généreuses cueillettes de champignons, chataignes, noisettes et même de glands qui affineront les porcs qui viendront finir de garnir les réserves quand le froid sera venu pour la tuerie. Inversement, le printemps médiéval est un temps de crainte où l'on surveille les réserves qui baissent et manquent. Seule la noblesse célèbre ce printemps car ses réserves la mettent à l'abri de la faim et elle peut se réjouir du renouveau de la nature, de l'amour, de la jeunesse créant un thème courtois qui s'est diffusé au fur et à mesure que la faim reculait. Il n'y a que les sociétés à l'abri de la faim qui célèbrent le printemps, qui n'est qu'un espoir, et qui peuvent être indifférentes à la saison de cocagne qu'est l'automne.
Mais revenons à Thoreau. C'est dans son livre le plus célèbre, Walden ou la vie dans les bois, qu'il livre une phrase fondamentale sur la saisonnalité : "Il faut vivre dans chaque saison quand elle passe : en respirer l'air, en boire les breuvages, en goûter les fruits et s'abandonner à leurs influences". "Vivre dans chaque saison quand elle passe" c'est le carpe diem classique, le "profite du jour présent", car le jour comme la saison sont éphémères. La saison passe mais avec plus d'indulgence que le jour car elle revient. On peut donc l'attendre, l'accueillir, en jouir et la laisser repartir car elle va revenir. La saison est un temps indulgent, un temps naturel cyclique, à côté de notre temps humain qui est linéaire, qui passe et s'en va, que ce soit le temps de l'histoire ou le temps d'une vie et qui emporte les hommes avec lui. C'est pourquoi les saisons sont un temps important pour les humains  : seules les saisons reviennent dans le temps humain qui s'enfuit, ou, plus exactement, seules les saisons sont des retours cycliques, des rendez-vous qui reviennent dans nos existences qui passent. 
Dans cette phrase, Thoreau va plus loin que cette célébration d'un temps cylclique naturel qu'il vit plongé dans sa forêt et qui donne les deux bonheurs de partir et de revenir. Il y a un moment où la saison est, et il propose de s'y plonger de tous les sens pour ne faire plus qu'un avec celle-ci. On la mange, on la boit, on la respire et on s'y abandonne. On l'absorbe et on la laisse nous absorber, on se fond en elle. En cela, la saison est fondamentale pour Thoreau, elle est l'atmosphère changeante de la nature et suivre la saison pleinement, s'y abandonner est une possibilité pour l'humain de replonger dans la nature, de réintégrer le vivant. Suivre et vivre la saison devient donc un acte écologique fondamental : un retour, une rentrée de l'homme dans la nature ou plus correctement de l'humain dans le vivant. Ainsi l'humain retrouve le temps cyclique naturel, réintègre la temporalité du vivant et  retrouve sa place dans le vivant.

De la fragilité des saisons

Les saisons sont la caractéristique essentielle de nos climats tempérés, quatre saisons différentes qui régissent tout dans la nature, qui animent tout le vivant, la pousse des plantes, leur floraison, les fruits, le rut des animaux, le départ des migrateurs... et même le plus insoupçonné. Ainsi les cernes du bois sont la marque intime de l'alternance des saisons au sein même de l'arbre et de sa matière, bande  claire pour les saisosns de pousse, ligne sombre pour l'hiver. Regardez les bois équatoriaux, pas de saison, pas de cerne. L'épaisseur de nos sols, incomparables avec ceux des autres zones climatiques, résulte aussi de l'alternance des saisons : la végétation pousse pendant trois saisons puis se décompose au sol pendant l'hiver créant cette accumulation d'humus, notre sol, quand, dans d'autres climats sans saison, ce qui tombe au sol se décompose et est consommé immédiatement par des plantes à tout moment affamées. 

Pourtant cet intangible du vivant en zone tempérée est menacé car "Ma bonne dame il n'y a plus de saison". Cette plainte-complainte immémorielle devient réalité avec le dérèglement climatique (voir Un climat fou Allier sur le changement climatique dans l'Allier). Comme la règle de notre climat est la saison, son dérèglement est un changement des saisons. Le ressenti le plus simple est la chaleur des étés caniculaires, voire des canicules plus précoces dès début juin en France. La douceur des hivers est aussi très perceptible car elle est soulignée par le départ précoce, trop, de la végétation. Les épisodes de sécheresse soulignent ce dérèglement en été mais aussi de manière plus stupéfiante en hiver comme les 32 jours sans pluie consécutifs de janvier-février 2023.  Ce dérèglement se manifeste ainsi à travers un changement du régime des pluies, de quand la pluie tombe. Pour l'Allier, le régime des pluies s'est inversé entre 2009 et 2019 (voir Un climat fou Allier). Les saisons intermédiaires, automne et hiver, sont aussi très touchées mais ces saisons sont naturellement variables en terme de météo et c'est donc plus difficilement perceptible. Mais pour elles, c'est justement leur variabilité qui augmente, qui se radicalise, en alternant plus vite des phénomènes de plus grande intensité. Printemps et automne étaient marqués par des alternances de soleil plus ou moins timide et de pluies bienveillantes. Depuis uune dizaine d'années, ces saisons alternent des journées chaudes et sèches avec des pluies orageuses, des gelées matinales fortes lors des journées claires, des épisodes de tempètes et de grêles plus fréquents. Les douces pluies printanières ou automnales qui vous donnent l'impression d'être dans un documentaire de la BBC sur la campagne anglaise ont presque disparu du climat bourbonnais autrefois à tendance océanique et rares sont devenues les pluies sans orage ou sans violence.

Cette radicalisation des saisons -été, automne et printemps- est plus incertaine pour l'hiver, qui apparait moins stable avec des moments très doux et des moments froids, avec de moins en moins de neige... comme si l'hiver disparaissait pour se fondre dans les saisons changeantes qui l'entourent, en plus froid encore pour l'instant...Tout cela s'explique car le dérèglement, changement climatique est un réchauffement global de l'atmosphère qui conduit à augmenter la quantité d'énergie de l'atmosphère et donc à des phénomènes météorologiques plus violents. Le printemps et l'automne étaient dans la zone tempérée la valse des fronts froids et des fronts chauds qui faisait ce temps variable. Aujourd'hui cette valse est devenue un pogo.

Nos saisons changent donc et risquent même parfois de disparaître. Dans le sud de la zone tempérée, les quatre saisons s'effacent progressivement vers des climats à deux saisons avec une saison chaude et sèche longue et une plus tempérée, plus humide et plus courte. En ce printemps 2023, le sud de l'Espagne a connu des températures supérieures à 30°c dès le début avril avant la canicule de la deuxième partie du mois où elles ont dépassé les 40°C. Les Pyrénées orientales n'ont par exemple pas connu de véritables pluies entre février 2022 et février 2023 et 4 villages de ce département en mai 2023 en sont à acheter de l'eau pour abreuver leur population car leur nappes phréatiques sont sèches au sortir de l'hiver, seule période où elles se rechargent normalement. PLus rien à voir avec des climats tempérés seraient-ce de type méditerranéen. 

Mais ce qui change aussi c'est notre ressenti des saisons et on peut même se demander si on ne va pas vers un changement de valeur des saisons. C'est possible si on se fie à l'été dernier 2022. Un passage caniculaire très marqué  tout début juin, des premiers incendies en France et il n'y avait plus grand monde pour attendre l'été avec bonheur. Il y avait bien sûr l'attente des vacances dont l'été est synonime mais pas l'envie de chaleur si répandue les autres années. On craignait les futures chaleurs, la sécheresse et les incendies dès le mois de juin et on n'a pas été déçu :  un mois de juillet très chaud, très sec et les premiers méga-feux européens ou des incendies dans des régions qui n'en connaissaient pas. A l'inverse, beaucoup mettaient dès juillet leurs espoirs dans les pluies d'automne que personne n'espérait il y a quelques années. L'été, tant espérée pour sa chaleur, commence à être crainte pour cette même raison, quand les fraicheurs humides de l'automne, symbole honni de la fin de l'été, deviennent enviées.

Nos saisons changent et nos 4 saisons qui semblaient le rythme inamovible du vivant sont bouleversées par le dérèglement climatique causé par les humains. Cette fragilité des 4 saisons étaient impensables pour nous qui avions réglé nos vies et nos travaux sur des proverbes météorologiques devenus surannés eux aussi. Pourtant ce dérèglement du climat et des saisons fait aussi évoluer la valeur que nous leur donnions : nous sommes de moins en moins nombreux à attendre les chaleurs estivales, nous attendons les vacances, le beau temps mais la chaleur est devenue en quelques années plus un objet de crainte que d'envie.


Comment conclure? Suivre la saison, c'est soigner le vivant par une alimentation plus écologique, être vivant par le plaisir qu'elle procure, et réintégrer le vivant en se replongeant dans ce rythme naturel cyclique. C'est donc un acte écologique fondamental et d'autant plus nécessaire  que nos 4 saisons sont devenues fragiles, mises à mal par le dérèglement climatique qui a pour cause profonde cette sortie du vivant de l'homme occidental, ivre de lui-même, d'énergies fossiles et de profit.

Mai 2023

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